Tahar Haddad, militant ouvrier tunisien, et l’utilisation de l’islam dans le discours colonial.
Le 1° Janvier 1932, « La Tunisie catholique », bulletin hebdomadaire de l’Archidiocèse de Carthage, annonçait les fiançailles du fils de M. Vialas, commissaire de police et de son épouse avec Mlle Andrée B. ; cet heureux événement fut suivi d’un mariage célébré par l’archevêque lui-même.
Le commissaire Vialas devait être un peu fatigué par son activité, mais pour avoir visité par deux fois la cathédrale Saint-Vincent-de-Paul et Sainte-Olive de Tunis, je crois pouvoir vous dire que la cérémonie a du être somptueuse et l’assistance élégante. Si quelqu’un a les photos…
Le supérieur du commissaire Vialas était M. Compana, directeur de la Sûreté.
En janvier 1924, à la suite de grèves des ouvriers à Sfax et Metlaoui, les autorités coloniales et beylicales avaient fait fermer la Bourse du Travail de Tunis où devait se tenir un meeting et le commissaire accompagné de ses troupes avait veillé à ce que le meeting interdit à la Bourse ne se tienne pas sur la place publique :
« En rentrant chez lui le soir même, M’hammed Ali a trouvé une convocation de la part du directeur de la Sûreté. Vue l’heure tardive, il ne s’y est présenté que le lendemain, accompagné de Mahmoud Kabadi et Mohamed Ghannouchi. « J’ai appris, lui a dit le directeur de la Sûreté, que vous avez utilisé la religion à Metlaoui en lisant des versets du Coran pour exciter les mineurs. Ce qui prouve que votre mouvement est un mouvement religieux. » . « C’est le contraire de ce que vous dîtes M.le Directeur, lui a rétorqué M’hammed Ali. Notre activité est purement syndicale et internationaliste, et la religion n’y a aucune place. Mais je ne vous déments pas, comme je ne démentirai pas quiconque m’interrogerait à ce sujet, j’ai effectivement cité quelques versets du Coran. Mais, M. le Directeur, a t-il poursuivi, je vous prie de bien comprendre mon objectif et mes raisons : les gens que j’ai rencontrés à Metlaoui ne connaissent rien des rudiments de la vie et sont encore plongés dans la barbarie. Ils se débattent dans la misère dont ils n’ont aucun espoir de sortir. Leur seul mérite est d’être musulmans et nombre d’entre eux connaissent le Coran. C’était la seule brèche pour éveiller leurs esprits étroits afin qu’ils voient la lumière et prennent conscience de leur situation et de leur devoir. Je suis plus comptable de cette démarche vis-à-vis de ma conscience qu’envers quiconque. Je m’évertue en fonction de mes moyens de mettre mon message au niveau des ouvriers, non pour les révolter contre les autres mais pour qu’ils se révoltent contre eux-mêmes. Le temps vous le démontrera, M. le Directeur. »
La réponse de Compana a fusé :
« Il vous faut considérer que la Tunisie est une partie indivisible de la France. Elle est territoire français au même titre que Marseille. Il vous est donc catégoriquement interdit d’y constituer une Confédération ouvrière et vous n’avez qu’à rejoindre l’Union des syndicats qui existe déjà. » (Tahar Haddad – voir note – p 185)
Les choses étaient plus claires ainsi. Un coup d’essai contre l’islam et ensuite on passe à l’essentiel. Le rédacteur du dictionnaire biographique des anciens sénateurs ne dit en fait guère autre chose quand il retrace la biographie de Lucien Saint alors Résident général de la France en Tunisie, et supérieur de Vialas et Compana :
« En 1924, à Bizerte, à Tunis, à Sfax éclatent les premières grèves politiques soutenues par le parti communiste français. Les événements du Proche-Orient et le soulèvement d'Abd-el-Krim au Maroc sont suivis de près par l'opinion tunisienne et le résident fait paraître deux décrets pour réglementer la liberté de la presse et réprimer les crimes et délits politiques. » (http://www.senat.fr/senateur-3eme-republique/saint_lucien0089r3.html)
Lucien Saint devint ensuite sénateur « Gauche démocratique » de Haute-Garonne et une place de Marignac (31440) porte son nom.
Pour aller un peu plus loin :
M’hammed Ali, fondateur de l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens fut emprisonné en Tunisie, puis banni par jugement, il mourut en 1928 dans un mystérieux accident de voiture en Arabie Saoudite. L’UGTT a aujourd’hui son siège 29, place M’hammed Ali à Tunis.
L’essentiel de cette note est dû au beau livre de Tahar Haddad : « La naissance du mouvement syndical tunisien », dans la traduction de Mohamed Ben Larbi- L’Harmattan – Août 2022
La tombe de Tahar Haddad a été profanée en 2012, des militants l’ont restaurée et lui ont rendu hommage. Sa pensée est bien vivante, notamment chez les femmes tunisiennes, pour une raison dont nous reparlerons.