Ultra posse nemo obligatur
J'étais ce matin d'une humeur morose, après avoir retourné cette nuit quelques idées grises, puis épluché une
semaine de "Courrier de l'Ouest". Et puis voici que j'ai repris le volume des lettres de Rosa Luxembourg à Luise Kautsky et me voici beaucoup mieux. Rosa est en prison à la
forteresse de Wronke, nous sommes en janvier 1917, la guerre semble sans fin...
" Ne comprends tu pas que le désastre général est beaucoup trop grand pour qu'on
se lamente à son sujet ? Je peux être peinée lorsque Mimi est malade ou que ça ne va pas chez toi. Mais lorsque le monde entier sort de ses gonds, je ne cherche qu'à comprendre le
qu'est-ce et le pourquoi de ce qui se passe, et du moment que j'ai fait mon devoir, je retrouve mon calme et ma bonne humeur. Ultra posse nemo obligatur (1). Et après cela il me reste
encore tout ce qui m'a été une joie naguère : la musique et la peinture, et les nuages, et l'herborisation au printemps, et les bons livres et Mimi, et toi et bien d'autres choses
encore.- bref, je suis riche comme Crésus et compte rester telle jusqu'au bout. Cet anéantissement total dans la misère du jour m'est en général incompréhensible et insupportable. Vois, par
exemple, la froide sérénité avec laquelle un Goethe se tenait au-dessus des choses. Imagine-toi seulement tout ce à quoi il a dû assister durant sa vie : la grande Révolution française qui,
vue de près, devait, aprè tout, faire l'objet d'une farce sanglante et absolument sans but ; puis, de 1793 à 1815, ces guerres qui s'enchaînent sans interruption et qui, elles ausi, donnaient au
monde l'apparence d'une maisonnée de fous lâchés. Et avec quelle tranquillité, quel équilibre intellectuel, il poursuivait ses études sur la métamorphose des plantes, sur la théorie des
couleurs, sur mille choses."
(1) Adage de droit romain : "Personne n'a d'obligation au-delà de son pouvoir."